Nouvelle convocation

Nouvelle convocation, peu amène, du commissaire Beloy. Cette fois, il est franchement en colère. Il y a dans son bureau un agent de police, debout, qu’il ne prie même pas de sortir lorsque j’arrive et qui me regarde d’un air ironique et carnassier. Le commissaire voudrait rester poli, courtois avec moi, dit-il, mais il estime que j’ai dépassé les limites permises. Cette exhibition du Premier-Mai est une énormité à peine croyable. Toute la ville, oui, toute la ville, s’est émue. Que je ne réponde surtout pas que je n’y ai été pour rien, j’étais au premier rang du défilé, je prêtais mon bras à la Générale, tout cela ne s’est pas fait par hasard, dans l’improvisation. Qu’ai-je à dire pour ma défense ?

Il a l’air vraiment furibond. La situation doit être grave. Je me demande si l’agent de police ne va pas me passer les menottes. Je réplique, bien entendu, que la manifestation du Premier-Mai est traditionnelle et pacifique et qu’il n’est pas interdit par la loi, à ma connaissance, d’y participer. Il bondit (en souplesse d’ailleurs) de son siège, s’assoit sur le coin de son bureau, me dévisage avec une expression où la hargne le dispute à la pitié. Il ne s’agit pas de cela, dit-il, ne faites pas l’innocente, ne faites pas l’idiote non plus, tout le monde a le droit de défiler… ce que je veux savoir, c’est pourquoi vous entraînez cette femme respectable… dérangée, mais respectable… à de telles incongruités… par goût de la provocation ? par soixante-huitardisme attardé ?… pour défier notre ville ouvertement et publiquement… car c’est l’impression qui a dominé, chère madame… j’ai reçu des lettres, figurez-vous… j’en ai un plein tiroir… j’ai été saisi par la famille qui ne sait plus où se mettre… la sous-préfecture n’a pas du tout apprécié… la Préfecture a réagi, la D.S.T. aussi… à l’heure actuelle le ministère de l’Intérieur doit être informé… le téléphone va vite, vous savez… et c’est tout de même moi qui suis responsable de l’ordre et de la sécurité ici…

Je lui demande calmement si la sécurité a été mise en danger. Cette question le met hors de lui. Oh, oh, dit-il, vous vous croyez très forte… mais des terroristes il y en a partout… généralement sous des dehors au-dessus de tout soupçon… et même avec des airs de sainte nitouche… sur ce point, je peux vous dire qu’on ne me la fait pas !… ce n’est pas le côté rodomontade grotesque de cette affaire qui m’afflige le plus… encore que cela soit consternant pour les notabilités de cette ville… comme pour la malheureuse Générale Dumesnil elle-même… et je dirais même, oui madame, consternant pour nos syndicats, nos travailleurs, qui sortent ridiculisés de cette bouffonnerie… ce qui me turlupine, c’est votre rôle là-dedans… ce que vous faites au juste chez les gens sous prétexte de lecture… vous savez, on chuchote même dans les librairies et les bibliothèques… cette annonce, au fond bizarre, que vous avez passée dans les journaux…

Je lui dis : Arrêtez-moi. Je regarde vers le flic. Je suis prête à tendre les poignets. Il se tait, comme s’il prenait son élan pour m’accabler sous d’autres accusations, irréfutables. Je pense qu’il va parler de Clorinde, compromise elle aussi dans la manifestation. Il doit garder cela pour la fin. Le coup de grâce. Mais non, il n’en dit rien. Ses informateurs ont dû pister le défilé avant qu’elle ne le rejoigne. Il ne sait pas tout. Il sait assez de choses toutefois pour me dire, me toisant sans vergogne, m’épluchant de la tête aux pieds, que les trublions de mon espèce trouveront toujours en lui un adversaire implacable et résolu, et qu’il m’a à l’œil. C’est ce que je constate en effet.